Autopsie de l’art performance
von Eric Létourneau
Le coroner croit-il à la ré-ré-réincarnation?
Histoire-éclairLes polémiques et controverses entourant la définition de ce qu’est - ou n’est pas - de l’art performance restent toujours monnaie courante dans le monde de l’art. Par monnaie courante, j’entends échange de capital critique, sur lequel s’opèrent transferts ou dilatations, contractions de territoires. Comme le mouvement d’un diaphragme qui permet d’emmagasiner l’air en quantité plus ou moins grande, et dont le pouvoir est autant celui de s’hyperventiler que de se fermer, se rigidifier au point ultime de l’étouffement. Les obsédés de la respiration sauront de quoi je parle. Performeurs, chanteurs, acteurs, thérapeutes psychocorporels, poètes sonores et concrets, adeptes de la technique Alexander et yogis se concentrent systématiquement sur ce phénomène. Le monde de l’art ment comme il respire. L’état du souffle est celui du lieu. Plusieurs perspectives s’offrent donc. La première : que l’art performance trouve son origine à la source même de l’activité culturelle. Les rituels multidisciplinaires traditionellement retrouvés dans cultures représentent alors les pierres fondatrices de l’art performance, et souvent aussi du body art. Une perspective plus occidentalisante y voit une tradition élaborée sur des principes en apparence plus laïcs. Dans cette optique, l’artiste dada Johannes Baader et ses sermons terroristes sur l’inexistence de Dieu, livrés dans ses messes Dadas, représentent peut-être le début de la performance moderne, ainsi poursuivie par ses collègues au légendaire Cabaret Voltaire. Les interventions d’Arthur Cravan et ses infiltrations poétiques et performatives dans le cadre de match de boxes réchauffent le ring. Ce qui nous semble important, c’est que Cravan et Baader fondent l’art action en infiltrant directement des lieux, des secteurs culturels et des institutions propre à l’ensemble de l’aventure humaine et, réalisent ces manoeuvres hors galerie, dans une optique d’infiltration, d’induction d’un élément perturbateur in situ, voire contextuel, à même les lieux populaires. L’art performance moderne naît donc des littéraires, mais aussi des mouvances politiques du début du siècle, se développe aussi par l’apport des gens des arts de la scène, des architectes et des plasticiens politisés de Bauhaus et des Futurismes. À leur époque, ces deux derniers mouvements ont aussi élaboré des stratégies artistiques en collaboration avec des travailleurs et des sommités provenant de spécialités diverses, notamment l’architecture, la musique et l’industrie. À l’origine, l’art action s’adresse à des publics variés, se pose radicalement en opposition avec le système de circulation d’objets, beaucoup plus élitiste et bourgeois, promu par les arts visuels. La récupération de la performance par les institutions des beaux-arts qui s’opère tranquillement dès les années 60 aurait quelque peu occulté l’hybridité et l’intention sociale originale, tout en favorisant le développement de la performance dans le secteur des arts visuels au risque d’une certaine méprise quant à l’aspect profondément subversif de l’art action : la rupture avec l’institution, l’action au coeur même du tissu social et la fusion opérante art/vie si chère aux modernistes.1Le networkDe cette petite enfance de l’art action, on retiendra aussi que Futurisme et Dada se conçoivent déjà comme des réseaux internationaux. L’idée de network est déjà née vers 1909, et les locomotives tant prisés par les Futuristes transporteront vitement non seulement des citoyens, des camarades et du matériel intellectuel sous forme de livres et d’affiches Agitprop, mais aussi des événements d’art-action, type de performances destinées à l’éducation de la masse populaire et réalisées à même les trains. Actions toujours à caractère politiques et destinées à la transformation ultime de l’humain et du monde. De cette ambitieuse naissance ne subsiste aujourd’hui que les formes peut-être plus inoffensives de l’art action. L’ère des « ismes » semble définitivement révolue, et, dès les année 70, on observe déjà que la logique du discours artistique en art performance s’est substituée à celle de l’action sociale et citoyenne. D’une forme d’action directe, la performance de cette époque en fera un outil de représentation des enjeux sociaux, au détriment des actions plus directes. En ce sens, elle s’est, tout comme le spectacle, « éloignée dans une représentation»2. La velléité du poétique subsistera. Or, pour en arriver à cette instrumentalisation de l’art action par les beaux-arts, il faudra un siècle entier de rebondissements historiques. L’art action se développe donc à travers des réseaux. De Futurisme et Dada en passant par Fluxus, l’eternal network de Fillliou, le néoïsme de Dr. Al Akerman et de Monty Cantsin, pour en arriver aux circulation d’artistes et d’actions performatives actuelles. La multiplicité de leurs branches entraînent la multiplicité des approches en art action. D’où, entre autres, le fait que la dénomination «art performance», créée dès les années 70, génère depuis des discussion sur ce qui est et ce qui n’est pas - sur qui doit être inclus ou exclu. Comme dans toute aventure humaine, on apprivoise quelquefois difficilement l’altérité. De ce malaise, on a proposé l’usage de ce terme plus générique, plus englobant - et que nous utilisons dans cet article - celui d’art action.Art action et imprimerieLa zone souple et fluide qui englobe l’art action, et le distingue du terme performance a acquis l’élasticité d’une méduse. Cette terminologie désigne à notre avis une large famille regroupant plusieurs pratiques, la plupart du temps multi, inter ou a-disciplinaires, ou encore intermedia comme le disait l’artiste Fluxus Dick Higgins. Par exemple, la famille art action représente, aux dires de Joan Jonas et Jens Hoffmann dans leur livre «Action» paru en 2003 chez Thames and Hudson (extension de la méduse) : - Performance et autres activités artistiques comportementales publiques. (L’un des exemples le plus célèbre, sans doute : le travail de Marina Abramovic). - Oeuvre mettant en action des êtres mis dans des situations où le réel est altéré ou modifié par l’artiste mettant ses compétences à la disposition d’une communauté donnée. - Action hybride où se fonde l’espace public et l’espace privé - Action où un objet est manipulé, déplacé, recontextualisé, détourné de sa situation d’origine. L’objet n’est toujours pas l’oeuvre mais seulement objet transactionnel du performatif. - Action visant à l’échange et à la transformation de temps, lieux espaces, par la ressources de la présence et de la situation. - Tableaux vivants où le corps constitue le matériau principal de l’action à même l’espace urbain, l’espace social, quelquefois à même la vie, d’autres fois dans un spectaculaire figé. - Actions prenant place au coeur de la pratique quotidienne de l’existence, évanescentes mais présentes par leurs traces. - Actions destinées à la caméra, la pellicule, le film, la photo ou la vidéo ; actions de citoyen-performeur dans le courant - ou à contre-courant - d’un projet d’art... Puis, d’autres activités artistiques que Jonas et Hoffmann n’y répertorient pas. Elles semble néanmoins essentielles à cette taxinomie. D’autres livres témoignent de ces pratiques, notamment «Art Action» réalisé par les éditions Intervention sous la direction de Richard Martel3 ou «L’acte pour l’Art» d’Arnaud Labelle-Rojoux4. - Performances technologiques, performances audios, sonores, multimédias ou live-electronic où des interfaces électroniques agissent à partir des corps dans le temps réel. - Concerts-performances ou musique action tradition inauguré par Cravan, Dada, Cage, poursuivie par Kaprow et les Happenings, Fluxus ou Zaj et donc la continuation se poursuit maintenant par la performance sonore. - Conférences-performances ; les traditions anglo-saxonnes de performances de « spoken word » ; «performances de « text-sound composition » ; les performances inspirées par le récital de poésie, et enfin la poésie sonore. - Performance-théâtrales de type cabaret (surtout chez les anglo-saxons) ou certaines pratiques de «guerilla theater». - Enfin, des pratiques performatives créées en groupe dans un contexte précis de «community arts» - arts communautaires au Canada ou en Grande-Bretagne, lorsque ceux-ci englobent l’art action comme moyen ... - ... et bien d’autres, sans doute. Et, il y a bien entendu les «purs et durs» de la performance. Pour eux, la performance est essentiellement activité artistique comportementale à caractère poétique présentée directement en public dans un temps et un espace circonscrit. La performance est alors axée sur la présence, l’utilisation du temps et de l’espace comme matériaux. C’est du moins ainsi que la performance est essentiellement définie par des artistes comme Esther Ferrer où l’utilisation d’objets servent la plupart du temps les matières premières : temps, espace et présence. La performance serait donc distincte du théâtre car elle utiliserait moins la narration, moins la fiction. Reste que la théâtralité demeure présente dans la plupart de ce type de performance. On la voit souvent lors des journées ou des soirées de programmation de festivals ou d’événements d’art regroupant une série de performeurs. Les actions réalisées durent généralement entre une vingtaine de minutes et une heure. Formule maintenant classique pour présenter la performance, souvent adoptée par les événements ou la programmation de lieux destinés à la performance : Perfo Puerto au Chili, le RIAP5 7A11D, la Biennale de Vancouver ou Viva! art action au Canada, NIPAF6, TIPAF7, PIPAF8, Tupada aux Philippines, B+PAC9 ou Asbestos en Indonésie, Asiatopia en Thaïlande, Machinehaus ou SoToDo en Allemagne, Uppercut de femmes en France, 21st suffagettes, Currency ou la Red Room aux États-Unis, Da Dao Festival et Open Arts Festival (l’un des premiers festivals de performance en République populaire de Chine), Diverse Universe en Estonie, et une multitude d’autres événements présentant une programmation variée et plus éloignée des cadres institutionnels que n’est la sélection d’artistes dans le livre «Actions» d’Hoffman et Jonas. J’aimerais pouvoir en citer davantage, mais demande la clémence à tous ceux que je ne peux évoquer ici (faute peut-être de temps, d’espace ou même de présence)!. Or, dans tout le circuit de la performance, les pratiques se court-circuitent souvent. Et même dans le cadre de ces événements, il n’est pas rare de constater que les artistes contestent régulièrement le fait que des collègues utilisent le mot «performance» pour désigner leur pratiques. Action, manoeuvre ou performance? Et que dire de la dénomination installaction? À Bandung, les gens de la B+PAC utilisent le terme soundanais de jeprut10, une action spontanée sans durée pré-déterminée, visant à altérer de manière sensible la réalité consensuelle. L’artiste pratiquant soudainement le jeprut peut se trouver comme possédé dans une sorte de transe. Il est remarquable que, suivant les lieux et les communautés concernées, se créent des visions variés de l’art action et les classifications singulières qui en découlent.Festivals, èvènements, forums et congrèsLes forums, festivals, congrès, événements et autres structures thésaurisent souvent les échanges, discussions entre artistes sur ce qui est et ce qui n’est pas (de la performance). Sur la différence entre le théâtre et la performance. Sur celle entre la théâtralité et le performatif. Sur la duplicité de l’art qui a remplacé la vie ou sur le mensonge de la vie transcendé par l’art. Dans cet échange de monnaie intellectuelle, quelquefois réputationnelle11, on perd un peu plus à chaque conversion d’une monnaie à l’autre. Un système bien représenté par l’action «The Deal» (2002) de Nedko Solakov12, manoeuvre où un budget consacré à un événement d’art au Danemark se trouve changé d’une monnaie à une autre, puis de nouveau en la première, encore une fois en la deuxième, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’au constat par des étudiants du Buisiness Institute de quelques pièces de monnaie de singe restante. Mais là où il y a diminution, il y a souvent ailleurs accumulation. Paradoxalement, cette oeuvre représente bien la nouvelle tendance en art performance actuel - la décorporéification partielle d’un geste simple dont la lecture est réduite à sa plus simple expression et inversement proportionnelle à celle du capital réputationnel de l’artiste. «The Deal» constitue oeuvre dont l’explication s’inscrit très bien dans les cases d’un formulaire de subvention, sur la simple page d’un catalogue, ou se présente parfaitement sur les fiches de médiatisation des musées ou d’institutions «branchées». «The Deal» opère dans un temps et un espace conforme au modèle régnant. Mais les monnaies communes à valeur élevée se font rares en art action. L’oeuvre de Solakov réflète bien le climat mercantile qui s’échafaude autour des discours, à notre avis essouflés, sur ce qui est, et ce qui n’est pas, de l’art performance ; ce qui est - ou n’est pas - de l’art action. Ces ergotages ne sont pas oiseux. 13 Ou le sont-ils? Dans l’ouvrage cité plus haut intitulé «Action», l’artiste Joan Jonas et Jens Hoffmann répertorient, outre l’oeuvre de Solakov, le travail d’artistes pratiquant l’action et la collecte de ses traces à la fois comme processus et comme activité partielle d’un produit (où photo re-produit souvent le produit performatif). Performances vidéos, manoeuvres et situations sociales ponctuent ce livre de 206 pages et de plus de 300 photographies. On s’y retrouve quelquefois confronté à des actions d’une simplicité déroutante, ressemblant vaguement à ce que seraient des travaux de lycéens dans une classe d’initiation à l’art conceptuel. Actions peut-être insignifiantes si analysées à partir d’une grille historique basée sur l’histoire de l’art-action. En témoigne de manière éloquente l’une des deux oeuvres illustrant la couverture de l’ouvrage : le déplacement d’une flaque d’eau, d’abord pompée par une artiste dans une banlieue de Berlin, replacée plus tard sur le sol très propre d’une galerie. Voilà. C’est tout. La simplicité est peut-être l’une des formes les plus difficiles à réussir : on peut s’interroger sur la valeur artistique de cette action (qui n’en aurait probablement aucune si la flaque avait plutôt été replacée dans un Wal-Mart, ou simplement quelques mètres plus loin par exemple). Mais étrangement, la photo de cette manoeuvre estudiantine se retrouve sur la couverture du livre. Et cette action ne fut pas réalisée durant les années cinquante ou soixante comme on pourrait s’y attendre, mais bien en 2001. Serions-nous en présence d’un nouveau système de remake, qui dominerait à présent l’histoire de l’art? Et contrairement au remake Hollywoodien, ce système ne applique pas à une simple reproduction altérée de l’oeuvre originale, mais sur le plan du genre, du style - quelquefois des velléités esthétique. Voici une action «à la manière de...», très protégée par le cube banc que constitue la galerie d’art. L’action reflète aussi, à notre avis, le nouveau capitalisme dématérialisé, celui de «L’âge de l’accès» comme l’appelle Jeremy Rifkin14, où l’accumulation - celle du capital réputationnel - devient un erstaz à l’accumulation de richesses matérielles. Et cette action, radicale par la gravité de sa platitude (ou par sa platitude à cause de la gravité), n’est pas seule en son genre : il s’en passe toujours - et de plus en plus - d’innombrables dans le champ de l’art. Ces actions posent des questions, certes, mais opèrent la plupart du temps par le vide de leur contenu, l’opportunisme de leur mise en forme, la pauvreté quant à l’utilisation du temps, de l’espace, et la chirurgie plastique opérée sur le capital symbolique qui leur est rattaché. Elles alternent, dans le livre d’Hoffmann et Jonas avec d’autres actions, celles-là plus fortes et chargées d’éléments échappant quelquefois au monde de l’art. Ces actions - ou leurs constats vidéos et photos - restent pour la plupart réalisées récemment par des artistes relativement jeunes - mais dont le discours semble tout de même récupérer les formules institutionnelles de l’art performance - dans le très narcissique monde de l’art contemporain. CUBES * (définition) Le livre «Action» de Hoffmann et Jonas se présente comme un livre parfaitement carré, de format pratique, se manipulant très bien tant entre les mains de profanes que de spécialistes. Le livre, par sa forme physique et son contenu, évoque en fait la forme de base du cube : les pratiques artistiques plus sociales qui y sont citées sont automatiquement ramenées au monde du cube blanc (la galerie, le musée) ou au théâtre (le cube noir). Pas d’hybride, pas d’entre-deux, pas d’extérieur, pas d’alternative. Le livre dresse un portrait d’actions qui pourraient être subversives si réellement implantées au coeur du tissu social, le monde hors-cube. Elles seraient agissantes au coeur de la société, au coeur du monde. Elle se retrouvent étrangement neutralisées par la mise en circulation et l’esthétisation hyper-normalisée du monde de l’art, afin d’entrer dans l’un ou l’autre de ces cubes. Comme le chantait Brigitte Bardot «Si c’est noir, c’est noir, mais si c’est blanc, c’est blanc. C’est noir ou blanc mais ce n’est pas noir et blanc. C’est comme-ci ou comme ça. Ou tu veux ou tu veux pas»15. Ce que le livre omet de citer également, malgré l’intéressante mais discutable sélection d’artistes qui s’y trouve, c’est que l’approche des réseaux parallèles a été l’un des facteurs essentiels du développement de l’art performance durant ce siècle, plus particulièrement au cours de ces vingt dernières années. Les réseaux se sont multipliés, décuplés, et ce, parallèlement au réseau plus académique dont sont issus Jonas et Hoffmann. «Actions» possède la saveur du livre savant sans trop l’être, de l’académicien qui trie, sélectionne pour les besoins de confirmer ses propres théories et légitimer l’existence des institutions liées aux pouvoirs économiques et politiques dans une formule destinée à un public plus large. Tout cela n’enlève en rien le talent de Jonas comme artiste ou comme théoricienne, mais il semble que plus sortent des livres aux titres thématiques, plus, paradoxalement, la difficulté de circonscrire les travaux majeurs des artistes contemporains augmente. Du moins, c’est ce qu’il nous semble. Si ce n’étais pas le cas, le livre «Action» contiendrait le travail essentiel d’artistes comme Roi Vaara ou Boris Nieslony, Arai Shin-Ishi ou Seiji Shimoda, Julie Andrée T ou Denys Tremblay, Zhu Yu, et bien d’autres ... pourtant totalement absents de cet important ouvrage au détriment de pratiques culturelles moins signifiantes. Or, ces quelques noms d’artistes que je vous livre sont tirés d’une longue liste d’artistes important(e)s, énumération imposante qui, une fois transcrite, couvrirait sans problème la surface de toutes les flaques d’eau de la planète. Les travaux présentés dans ces anthologies obéissent souvent, de près ou de loin, très servilement, au système institutionnel de l’art, aux projets soutenus à coups de subventions, au détournement inconscient du contenu original des oeuvres ou à des concepts douteux, créés par des académismes égarés (on a récemment nommé un groupe d’artiste dont le travail est complètement orienté vers les galeries les «nouveaux situationnistes» - Debord ou Constant pourraient bien se retourner dans leur tombe!) Reste que l’ouvrage de Jonas et Hoffmann circonscrit une zone, la zone de l’art action que j’étendrais aussi à certaines manoeuvres in situ et /ou contextuelles, ainsi qu’aux manoeuvres utilisant les médias de masse, particulièrement la radiophonie et le Web. Disons que je vous soumets ici l’hypothèse très simple que l’art action habite cette membrane relativement flexible regroupant différentes pratiques interdisciplinaires agissant dans leur discours comme le ferait la poésie en terme de procédé littéraire. Cette zone couvre les pratiques concentrées sur le corps, d’autres centrées sur la création de situations qu’elles soient contextuelles, in situ, ou qu’elles s’inscrivent comme une extension de l’action du corps agissant comme matériau essentiel de l’activité artistique. Définitions floues certes. Mais on a au moins l’idée d’une zone, un territoire, et sa frontière ne se limite pas à un ligne, mais à une évanescence progressive, sinon élastique. Au-delà de celle-ci - ou dans les zone intermédiaires - il y aurait les autres disciplines ou traditions.Evanescence limite, adieu ergotages, salut instrumentalisation!D’une part donc, les ergotages sur ce qui est et ce qui n’est pas l’art performance et de l’autre, la falsification du terme redevenu maintenant à la mode à des fins de marketing et de gain en capital réputationnel de la part de commissaires ou d’institutions comme en témoigne le titre navrant d’une exposition présenté en 2006 au Musée d’art moderne de Lyon : «Anna Haprin : À l’origine de la performance». La rigueur et la précision sont aujourd’hui des denrées rares. L’utilisation des mots se désintègre semble-t-il, dans le monde de l’art comme dans celui du politique où, comme le faisait remarquer Guy Debord dans ses «Commentaires sur la Société du spectacle»16, on rebaptise des centrales nucléaires pour faire oublier leur passé meurtrier, où ce que l’on appelait un vin il y a à peine un demi-siècle n’en a conservé que le nom. De même aujourd’hui, l’agriculture pré-industrielle se fait maintenant qualifier de «biologique» pour la présenter comme un produit de luxe, les mots comme «punk» ou «hardcore» sont réappropriés par la mode et le monde de l’art institutionnel pour mettre au point des bombes médiatiques. La fabrication d’armement est une activité rentable, c’est connu. Cette falsification du sens des mots s’observe même dans le monde de l’art, où la recherche de la «vérité»17 fait place à la glorification du mensonge, comme en témoignent de manière de plus en plus évidente des écrits et expositions présentés dans les institutions officielles. Debord dénonçait il y a longtemps cette pratique de modifier le sens d’un mot d’origine pour le transformer en une denrée marchande ou institutionnelle. Ainsi, le Musée de Lyon a présenté en avril 2006, une exposition de la commissaire Jacqueline Caux autour de l’oeuvre d’Anna Halprin, intitulé «Anna Haprin : À l’origine de la performance». Il est à espérer qu’il n’est pas symptomatique de voir apparaître un tel titre pour une rétrospective consacrée au travail d’une chorégraphe dont la pratique est indéniablement rattachée à la tradition de la danse et ce, dans une ville où les pouvoirs politiques ont récemment sabordé l’une des très importantes manifestations françaises d’art performance issue des réseaux parallèles, le Festival Polysonneries. Conspiration ou ignorance? Si l’exposition «Anna Halprin : À l’origine de la performance», présentée au Musée d’art contemporain de Lyon, proposait de courts films de concerts des compositeurs John Cage et La Monte Young et des vidéos de chorégraphies de Merce Cunningham, pas un de ces protagonistes ne déclarait, à aucun moment de leurs interviews sur les vidéos (d’ailleurs réalisés par Mme Caux), que leur travail s’inscrivait dans la tradition de l’art performance. La traduction française sous-titrée falsifiait régulièrement les propos de ces artistes célèbres où les mots «concerts» et «danse» étaient systématiquement traduits par «performance» dans le sous-titrage français. Une telle corruption dans la traduction auprès du public français visait-elle à poursuivre une falsification justifiant le titre de l’exposition? Mme Caux utilise-t-elle simplement un terme à la mode de manière plus que malencontreuse? Si les responsables de cette exposition avaient fréquenté les importantes manifestations internationales d’art performance qui se déroulent chaque année dans plus d’une cinquantaine de pays (Canada, États-Unis, Mexique, Chili, Japon, Chine, Indonésie, Thaïlande, Laos, Allemagne, Espagne, Italie, Angleterre, Australie, Finlande, etc.) et auxquelles participent, toutes générations confondues, des artistes de performance incluant des membres des groupes pionniers Fluxus, Gutai ou Zaj, ils auraient peut-être compris la triste erreur commise en qualifiant le travail de Mme Halpin «à l’origine de la performance». Même l’artiste en question s’exprime clairement dans l’un des documents présentés au musée lyonnais : elle se considère à l’origine du courant post-moderne en chorégraphie. Le catalogue met en évidence la méprise « (...) le futur sculpteur Robert Morris, performeur avant la lettre» a collaboré avec Mme Halprin mais «sans avoir pour autant une formation de danseur»18. Troublant quand on sait que une majorité des artistes de performances ont d’abord historiquement appartenu soit au monde de la poésie puis de la musique puis, des arts visuels, mais rarement à celui de la danse où la tradition institutionnelle a su suffisamment se renouveler pour amortir la fuite totale du capital intellectuel du genre et cela, dieu merci, grâce au travail d’artistes comme Mme Halprin. Il est dommage de ne pas rendre ainsi justice à cette dame dans son propre champ d’expertise et en trahissant en plus l’histoire de l’art performance dont les précurseurs appartiennent à la même génération que l’artiste concernée. Mais pourquoi s’inquiéter alors que les journaux comme l’hebdomadaire culturel Voir (de la très banchée ville de Montréal) qualifie même aujourd’hui la simple prestation d’un DJ techno dans le cadre d’un Festival de musique de laptop de performance. Peut-être devrait-on simplement intituler cette exposition : «Anna Halprin : À l’origine de la techno».... Pourquoi pas? Ces quelques exemples de résultats institutionnels, hors réseaux parallèles nous conduisent à la deuxième partie de cet article au coeur de l’infini turbulent des centres d’artistes autogérés, des scènes et réseaux alternatifs internationaux, des conspirateurs d’actions politiques oeuvrant aux franges de l’art, des organisateurs opérant en liaison grâce au mécénat personnel ou en centres alternatifs. On peut bien entendu ergoter également sur l’effet précis de chacun de ces acteurs. Mais quels qu’ils soient, et pêle-mêle, traversant surtout les Europes, les Amériques et les continents asiatiques, les réseaux parallèles ont été au coeur des développements dans tout ce qui touche l’art action. Cette deuxième partie tentera de dresser un aperçu historique de l’histoire de la spéculation en art contemporain, et la manière par laquelle l’art performance s’est vue happée, puis gentrifiée par ce système, particulièrement durant les années 80. Les phénomènes liés à l’impact de la trace et de l’objet de collection en art action deviennent partie intégrante de la problématique. Les réseaux produisent sans doute sociologiquement des effets importants, mais réellement immatériels, beaucoup plus, en fait, que les actions et les performances qui y circulent. Or, les conditions économiques spécifiques à chacun des artistes de l’art action fluctuent selon le temps et le lieu de production. Ces conditions exercent non seulement un effet sur le contenu des performances, mais également sur leur mise en forme. Il en est de même pour les traces et les constats de ces actions, dont les conditions de circulation et les mode de documentation nécessaires à leur affirmation dans le système économique, tant monétaire que réputationnel, se trouvent au coeur d’une problématique éthique et culturelle.
1 Il est donc curieux de voir aujourd’hui la performance si souvent faussement associée aux arts visuels, surtout lorsqu’on constate que les membres de Fluxus, l’un des mouvement dont l’influence se ressentait déjà dans la production performative de cette époque, provenaient à l’origine pour la plupart de la poésie et d’une classe de musique expérimentale donnée par le compositeur John Cage à la New School for Social Research entre 1957 et 1959.
2 Debord, Guy, La Société du Spectacle, Gerard Lebivici, Paris, 1968
3 Martel, Richard, Art Action, Les Presses du réel, Paris, 2005
4 Labelle-Rojoux, Arnaud, L'Acte pour l'art : Suivi de Presque vingt ans après et de Let's twist again puis de Quelques notules critiques, Al Dante, Paris 2004
5 Rencontres internationales d’art performance de Québec. Événement biennale réalisé à Québec par Le Lieu, centre en arts actuel.
6 Nippon International Performance Art Festival
7 Taiwan International Performance Art Festival
8 Philippines International Performance Art Festival
9 Bandung Performance Art Community, Sunda, île de Java, Indonésie
10 Wijono, Iwan, Art action en Indonésie in. INTER 83, Editions Intervention, HIVER 2003
11 Wright, Stephen, La délicate essence de la collaboration artistique, in. Plastik, Vol. 4, Paris
12 Hoffmann, Jens et Jonas, Joan, Actions, Salle trois : Échange et transformation, Thames & Hudson, 2003
13 Arteau, Gilles, revue Parallélogramme, Editions ANPAC/RACA, Toronto, Canada, 1991.
14 Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès: Survivre à l'hypercapitalisme, Boréal, Québec, Canada, 2000
15 Bardot, Brigitte, Initiales BB, coffret trois cd, Phillips, France, 1998
16 Debord, Guy, Commentaires sur La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992
17 Conférence de l’artiste Ben Vautier, bibliothèque de Québec, 2005
18 Anna Halprin - A l'origine de la performance, Introduction par Thierry Raspail - Essai de Jacqueline Caux, Éditions Panama Musées, Lyon, 2006
article remarquable à mes yeux, car posant très clairement le problème de la performance aujourd'hui et de sa récupération "institutionnelle". Le seul point sur lequel je serais quant à moi en désaccord est la "critique" concernant "l'ergotage" / à ce qui est ou n'est pas performance. Il me parait indubitable qu'il y a un abus insupportable de ce terme et je constate d'ailleurs que P. Couillard serait sans doute d'accord pour parler ainsi d'utilisation pour le moins abusive, voire d'escroquerie (cf ce qu'il dit à propos de l'exposition de Lyon / A. Halprin). En ces conditions, rappeler ou s'effoircer de le faire ce que sont les intentions, les objectifs, les caractéristiques majeures de la performance depuis les 30 dernières années ne me semble pas de "l'ergotage" mais correspondre, paradoxalement, au fond de cet article. A moins que le terme d'ergotage ne vise que des travaux de type très universitaire? - Pour le reste, je ne vois pas pourquoi en proposant des traits généraux concernant la performance on l'enfermerait dans je ne sais quoi. toute tentative de définition est elle réductrice???
Très cordialement
ph castellin